introduction
Où ?
Lorsqu'on se présente à des inconnus on parle de nos lieux, de nos endroits. Où habite-t-on ? Où est-on né ? Où travaille-t-on ? Où a-t-on l'habitude d'aller ? Où part-on en vacances ? Où doit-on se retrouver ?
Cette question du "où ?" se révèle dans la conscience permanente que nous avons de nous même, de qui nous sommes et d'où nous nous trouvons. Ce "où" nous constitue, il est indissociable de ce que nous sommes. À tel point qu'on ne peut jamais s'imaginer étant totalement "nulle part", comme on a de grandes difficultés à se représenter soi-même étant vraiment "personne". Cela n'empêche pas de se perdre, mais même perdu, on est toujours "quelque part" : dans une forêt, sur une route, dans une ville, dans un grand bâtiment... Nous n'avons de cesse de chercher des référents spatiaux autour de nous. Pour dire la chose en un mot : nous avons besoin d'identifier l'espace dans lequel nous nous trouvons. Devoir se repérer, s'orienter relève sûrement d'une sorte d'instinct de survie.
Ce processus d'identification de l'espace va beaucoup plus loin que la simple reconnaissance de ce qui nous entoure, il pousse jusqu'à devenir une identification à l'espace. Cela est même ancré jusque dans certains de nos patronymes (Dupont, Dupuits Dumont, Laforêt, Laplace...) et jusque dans cette pratique étrange de donner des noms de personnalités à des rues, des places, des bâtiments... donc à des lieux - aux États-Unis, par exemple, les rues et avenues portent plutôt des numéros. À une échelle plus personnelle, ce processus nous permet de nous définir en fonction de notre territoire. Je peux me définir par rapport à ma ville : je suis bisontin, ou par rapport à ma région : je suis franc-comtois, on pourrait multiplier les exemples. À une échelle encore plus intime, l'espace que j'occupe, et dont je peux revendiquer l'appartenance ou la propriété, devient même une image de moi-même. Ne dit-on pas que l'on agence une maison, que l'on range une chambre, que l'on aménage un atelier à son image ? La façon dont s'affichent ces lieux n'est-elle pas le reflet d'une personnalité ?
Notre tête, qui est une boîte – une boite crânienne – est le lieu de la pensée, de l'imagination et de la mémoire, elle est un espace mental. Le cerveau lui-même est étudié selon une approche spatiale : il a ses zones d'activités, ses aires d'associations, ses circuits de neurones, il a même son pont (le pont de Varole – qui porte le nom d'une personnalité). Notre corps lui-même est un espace avec ses circulations et ses réseaux. Nous sommes des espaces. Et avec de l'imagination, nous pouvons nous considérer comme tel : on peut regarder un visage comme on regarde un panorama, on peut parcourir de la main un corps comme on arpente un paysage. L'imbrication intime entre les espaces du corps, de la pensée et de l'environnement se traduit jusque dans nos mots : pour une opinion on parle de "point de vue", pour une idée force on parle de "position", on peut même "se perdre" dans ses pensées, on peut parler de la mémoire comme d'un "labyrinthe"... Et ce n'est pas tout, on est aussi capable de se projeter dans l'espace et d'imaginer notre corps dans un ailleurs. On approche même la représentation spatiale : c'est à dire que la chose devant nous n'est pas simplement la chose elle-même, elle est aussi autre chose qui la dépasse. C'est ce qui permet à un acteur de théâtre de monter sur une chaise pour montrer qu'il gravit une montagne, et la chaise devient aussi la montagne. Dans la vie quotidienne c'est ce qui me fait voir mon ancienne cour d'école comme le lieu de multiples souvenirs, alors que ce n'est qu'un espace clos recouvert de goudron.
Dans mon travail, je considère ces rapports à l'espace comme essentiels et fondamentaux. Ils sont des outils fabuleux pour dévoiler l'épaisseur et la complexité de l'ici. Il s'agit pour moi de révéler l'espace comme un système de rapports en fabriquant et en disposant des objets qui exposent le visiteur à sa propre relation. Pour moi, le monde réel ne se limite pas à sa matérialité, il est épais de ce qu'il évoque et provoque en chacun. Et je considère mon travail artistique comme une manière d'en explorer l'épaisseur.
travail
Mon travail tente d'établir le potentiel d'un milieu entre le corps et l'espace.
C'est pourquoi ma pratique se situe aux croisements de plusieurs champs mêlant dessin, installation, sculpture, vidéo et son.
Elle vise a révéler l'espace comme l'objet de rapports, une scénographie spécifique par laquelle c'est la relation elle-même qui s'expose.
Si mes espaces mettent en scène c'est d'abord parce qu'ils sont disjonctifs par rapport aux fonctions qu'on leurs suppose.
En d'autres termes, je veux fendre la fonction de l'espace réel en lui machinant son double pour une fonction que l'on ne voit pas.
La maquette pensée comme prolongement d'une architecture, autant que comme dispositif sculptural, serait à ce titre un exemple au cœur de mes recherches et de mes préoccupations actuelles.
Le problème restant de trouver les lieux de ces confrontations.
Parcours
Comment devient-on artiste ? Voilà bien une question à laquelle il faut d'abord répondre par une autre question : Y a-t-il seulement un "devenir" artiste ? L'objet n'est pas tant l'art que le fait de devenir quelque chose. Je dirais en préambule à une réponse possible qu'être artiste c'est créer une entreprise, nous avons un numéro SIRET délivré par le service des impôts et nous cotisons à une Sécurité Sociale dont la gestion est assurée par La Maison Des Artistes. Nous éditons des factures pour les ventes que nous effectuons auprès de clients qui achètent le droit de posséder nos œuvres chez eux. Et nous en tenons une comptabilité. Être artiste c'est d'abord avoir un statut fiscal et social, c'est à dire, très simplement, avoir cocher certaines cases dans un formulaire fourni par le service fiscal. Le paiement des impôts et charges sociales nous assure notre participation à la communauté dont nous faisons partie, et du même coup, notre "place" dans la société.
Pour moi, un artiste est une personne (déjà) qui produit des formes (d'où le terme arts plastiques) et pour ce faire il a besoin d'un extérieur, d'un environnement, d'un substrat, d'un entourage dont il nourrit sa pratique. Partant, son parcours (scolaire, universitaire ou autre) n'a que peu d'importance, au sens où ce n'est pas l'école qui fait l'artiste. Cela dit, aucune pratique artistique n'est innée, celle-ci doit émerger à un moment ou à un autre. Et les écoles sont parfois des lieux qui permettent cette émergence (ce pourrait être des rencontres, des lectures, ou que sais-je encore). C'est en tout cas le moyen que j'ai choisi.
La décision de "cocher certaines cases de formulaire" est assez récente : elle date de 2007. Il y a eu deux évènements qui m'ont amené à considérer ma pratique comme telle. Le premier eu lieu pendant l'été 2006, un très bon ami muséographe m'a demandé de faire une proposition plastique dans le cadre de l'exposition "Ingres-Collages" au musée des Beaux-Arts de Strasbourg sur laquelle il travaillait. J'avais à ma disposition un mur, des éléments de scénographies non utilisés et aucun budget. J'ai alors imaginé une sorte d'hommage à Ingres composé de cadres recouverts d'une toile translucide et de papier calque derrière lesquels étaient disposées des lumières. Le tout donnait une composition contrastée : à la fois très matérielle (le bois brut, le calque, le ruban adhésif...) et à la fois très éthérée (la lumière diffuse) qui déployait sur toute la surface du mur une épaisseur lumineuse. Le second est ce à quoi m'a amené la recherche de mon diplôme (DNSEP) aux arts décoratifs de Strasbourg. Étant dans l'atelier de scénographie, je me suis attaché à travailler à partir de pièces de théâtre. Ma volonté était de trouver l'essence du fait théâtral. J'ai alors fait plusieurs projets où à chaque fois j'enlevais un élément du théâtre : d'abord les acteurs puis la prononciation du texte puis le texte lui-même puis le dispositif théâtral puis même le spectateur. Il m'est resté un travail sur les rapports physiques entre espace et visiteur : j'ai réalisé un ensemble de 22 cubes qui sont comme autant de petits labyrinthes entortillés sur eux-mêmes à l'intérieur desquels on peut pénétrer en se faufilant. La lumière, elle, n'y pénètre qu'indirectement et l'on se retrouve petit à petit dans une sorte d'obscurité mouvante. Lorsque j'ai repris mes premiers travaux j'ai redécouvert une série de photographies que j'avais réalisée en 2001. Il s'agit de diptyques où, d'un côté, on me voit glisser une main dans des interstices lors d'un parcours dans la ville de Strasbourg, on s'aperçoit que je suis en train de prendre des photos à l'intérieur de ces trous et, de l'autre côté, on voit, en noir et blanc, le résultat de ces photos. Il s'agissait de traverser la ville avec ce à quoi on ne prête jamais attention, de la regarder comme un corps et de pouvoir la voir de l'intérieur comme retournée sur elle-même. J'ai conservé ces travaux comme une sorte de trace de l'émergence de ma pratique de l'espace.
con-texte
Imaginons un espace d'exposition assez vaste pour contenir quelques œuvres et quelques dizaines de visiteurs, de grandes baies vitrées laissent pénétrer une lumière diffuse dans la salle et les murs blancs, assez hauts, sont arrêtés par une charpente métallique. Des plateaux, disposés à intervalles plus ou moins réguliers, présentent des maquettes d'espace. Dans cet espace on peut considérer qu'il y a un positionnement d'objets entre lesquels s'opère un mouvement de visiteurs. Mais on peut aussi considérer que ce sont les visiteurs qui adoptent des positions, autant physiques (points de vue) qu'intellectuelles (opinions) – l'expression "point de vue" au figuré signifie "opinion", cela montre à quel point idée et espace sont reliés – face à des objets dont le sens, lui, ne cesse de se mouvoir en fonction des relations spécifiques qui s'instaurent avec tel ou tel spectateur. L'exercice d'imagination se complique un peu si l'on considère que ce qui se meut c'est le sens du lieu d'exposition lui-même parce que ce qu'on a positionné en lui le transforme (une usine désaffectée devient le lieu d'un vernissage). On peut compliquer encore un peu en considérant l'espace d'exposition comme une position et qu'à l'intérieur tout est en mouvement, comme un système planétaire en miniature : visiteurs et objets s'attirent et se repoussent mutuellement suivant un ensemble de forces extrêmement instable qu'il est impossible de saisir au moment même où il se produit.
Maintenant imaginons que devant nous s'étende un paysage vallonné, la ligne d'horizon est une courbe et l'étendue est couverte de prairies et de forêts, un vent léger fait onduler les herbes un peu hautes et fait frissonner les branchages des arbres. Le ciel est bleu de ce bleu si caractéristique au ciel. Seuls quelques nuages glissent lentement. Laissons notre regard voguer le long des chemins qui traversent ces collines, laissons le naviguer à la surface des prés. Après un certain temps d'observation, avec l'habitude, ce paysage devient une forme, presqu'un objet. Il s'étend face à nous, bien plus grand que nous : en observant la superficie de ses champs on imagine combien de temps il faut pour les travailler, en observant l'épaisseur de ses bois on imagine comment les traverser... la ligne d'horizon donne l'ampleur de la rotondité de la terre, ce bleu au dessus de nous est absolument inaccessible, les distances cosmiques sont incompréhensibles comparées à notre taille de quelques dizaines de centimètre. Et pourtant, aussi petits que nous sommes et devant aussi grand que l'immensité de la Terre elle-même, comme il nous est facile de voyager par la pensée à travers ce paysage (lui-même déjà imaginaire), comme il nous est facile de nous imaginer plus grand encore que lui en train de le caresser de la main, de le faire pivoter devant nous par la pensée. Comme il nous est facile de nous projeter à travers et dans l'espace.
Imaginer un paysage c'est d'abord imaginer une ligne d'horizon. Une telle ligne est le fruit de la rencontre entre notre axe de regard et la rotondité de la Terre : c'est donc une ligne déterminée par notre point de vue et elle constitue la limite de notre monde visible. Pour donner un ordre d'idée : pour une personne de taille moyenne cette limite se situe à environ 4,7 km, soit 1 heure de marche. Imaginons que nous marchions dans un paysage désertique, rien, aucun objet, aucune aspérité n'entrave la projection de notre regard – et donc de notre imagination – jusqu'à l'horizon. Ici, au milieu de nulle part, arrêtons nous afin de nous laisser porter par quelques considérations. Une des réflexions intéressante concerne la platitude de l'espace. À notre échelle, nous semblons évoluer en terrains plats, nos représentations de l'espace (plans, cartes) sont des étendues plates mais cette platitude est fausse : en tout point du globe nous sommes sur une surface sphérique où même une ligne droite tracée au sol épouse la rondeur de la terre et s'en trouve donc courbe. Il en va de même pour toute surface plane qui s'en trouve nécessairement légèrement courbe. Ainsi tous les objets (voitures, maisons, tables, feuille de papier...), en exagérant un peu, sont courbes, légèrement, et embrassent la sphère terrestre. Nous mêmes nous sommes courbes. Une autre réflexion est un exercice mental assez amusant. Imaginons que nous sommes debout dans notre désert, la ligne d'horizon s'étend donc à 4,7 km tout autour de nous. Maintenant par la pensée et sans changer d'endroit, en imagination, marchons vers une quelconque direction sur une distance de 4,7 km. Petit à petit nous nous voyons de dos nous, notre alter ego imaginaire, approchant de plus en plus de l'horizon. Pendant ce temps, notre alter ego imaginaire marchant vers l'horizon, lui, voit sa propre ligne horizon s'éloigner avec lui, toujours à 4,7 km autour de lui. Après environ une heure de marche retournons nous, et à l'horizon (avec une très bonne vue) nous nous voyons nous-même, là-bas, en train de nous imaginer debout sur la ligne d'horizon, là exactement où nous nous trouvons pour notre alter ego, qui n'est autre que nous-mêmes.
descriptif du cadre du projet "art et espace au collège 2009-2010"
Depuis un certain temps j'ai en tête de réaliser le traçage au sol d'un planisphère. Ce projet nécessite une grande surface et un public pour la parcourir et interagir avec elle, il soulève aussi des difficultés techniques. En un mot, le problème est bien de trouver le lieu de confrontation entre une ligne, un espace et un public.
C'est pourquoi Art et Espace au collège propose un contexte très enrichissant pour moi. L'espace des cours de collège et la présence des élèves – que je souhaite active et participative – sont autant d'éléments qui donnent une autre valeur, plus subtile et complexe, à ce projet. Ce planisphère représente véritablement un "fond de carte" – comme on dit en géographie – c'est à dire une carte vierge qu'il s'agit de remplir, réinterpréter, réinventer, reconsidérer, selon des critères et des modalités qui restent à définir.
D'un point de vue technique le projet consiste en la réalisation d'une ligne qui représente un planisphère de Fuller à l'échelle de la cour de chacun des collèges. Cette ligne sera tracée avec de la peinture blanche (ou bleue) biodégradable qui s'efface après quelques mois. Le blanc (ou bleu) pour ce qu'il appartient à l'ordre de l'idée et du possible comme le blanc de l'écran (ou le bleu du ciel).
Le planisphère de Fuller, ou projection Fuller est une représentation de l'espace terrestre dessinée par l'architecte, designer, inventeur et écrivain américain Richard Buckminster Fuller (1895 – 1983) en 1954. Il a "projeté" l'image sphérique de la Terre sur la surface d'un icosaèdre (figure en trois dimensions composée de 20 triangles équilatéraux). En dépliant cette forme on obtient un plan des terres émergées comme s'il s'agissait d'une seule grande île et presque sans déformation des continents.
« Ce planisphère rassemble tous les continents dans un ensemble sans discontinuité comme les astronautes peuvent voir la Terre de leur vaisseaux spatiaux. Il aide les hommes à prendre conscience que la planète est un système interdépendant » Richard Buckminster Fuller (in http://derrierelescartes.over-blog.com/article-13967829.html).

La justesse des proportions est l'ingrédient qui permet de se mesurer au monde en prenant en compte l'échelle des visiteurs. C'est l'endroit de rencontre entre l'échelle mondiale et l'échelle individuelle (sachant que l'unité de mesure (le mètre) est une section de la longueur de l'équateur (1 / 40 000 000)).
La ligne tracée au sol n'est pas juste de la peinture, elle est un signe graphique, elle constitue comme un alphabet. Elle signifie une frontière : celle du changement d'état entre le liquide et le solide, la mer et la terre, le praticable et l'impraticable. Cette frontière est aussi celle entre la matérialité et la représentation, c'est une image mentale qui me rappelle les géoglyphes (littéralement les "lettres de la Terre") de Nazca. L'espace se structure en fonction de cette ligne, des interactions peuvent naître avec cette ligne, simplement parce qu'elle existe et qu'on la voit. En d'autres termes, elle existe au delà de sa propre matérialité.
Voir le monde en petit, ou se voir en grand ? Construire un monde par rapport à soi ou être construit par rapport au monde ? Suivre une ligne ou être suivi par elle ? Imaginer un nouveau monde ou s'imaginer à nouveau dans le monde ? Autant de questions qui soulèvent l'étrangeté de nos rapports à l'espace qui relève d'une sorte de contemplation (qui est une réflexion) de notre position.
Il s'agit pour moi de proposer une forme dans un contexte particulier et d'y voir se construire de nouveaux liens. Je considère cette ligne comme un point de départ à partir duquel l'œuvre effective reste à inventer.
Où ?
Lorsqu'on se présente à des inconnus on parle de nos lieux, de nos endroits. Où habite-t-on ? Où est-on né ? Où travaille-t-on ? Où a-t-on l'habitude d'aller ? Où part-on en vacances ? Où doit-on se retrouver ?
Cette question du "où ?" se révèle dans la conscience permanente que nous avons de nous même, de qui nous sommes et d'où nous nous trouvons. Ce "où" nous constitue, il est indissociable de ce que nous sommes. À tel point qu'on ne peut jamais s'imaginer étant totalement "nulle part", comme on a de grandes difficultés à se représenter soi-même étant vraiment "personne". Cela n'empêche pas de se perdre, mais même perdu, on est toujours "quelque part" : dans une forêt, sur une route, dans une ville, dans un grand bâtiment... Nous n'avons de cesse de chercher des référents spatiaux autour de nous. Pour dire la chose en un mot : nous avons besoin d'identifier l'espace dans lequel nous nous trouvons. Devoir se repérer, s'orienter relève sûrement d'une sorte d'instinct de survie.
Ce processus d'identification de l'espace va beaucoup plus loin que la simple reconnaissance de ce qui nous entoure, il pousse jusqu'à devenir une identification à l'espace. Cela est même ancré jusque dans certains de nos patronymes (Dupont, Dupuits Dumont, Laforêt, Laplace...) et jusque dans cette pratique étrange de donner des noms de personnalités à des rues, des places, des bâtiments... donc à des lieux - aux États-Unis, par exemple, les rues et avenues portent plutôt des numéros. À une échelle plus personnelle, ce processus nous permet de nous définir en fonction de notre territoire. Je peux me définir par rapport à ma ville : je suis bisontin, ou par rapport à ma région : je suis franc-comtois, on pourrait multiplier les exemples. À une échelle encore plus intime, l'espace que j'occupe, et dont je peux revendiquer l'appartenance ou la propriété, devient même une image de moi-même. Ne dit-on pas que l'on agence une maison, que l'on range une chambre, que l'on aménage un atelier à son image ? La façon dont s'affichent ces lieux n'est-elle pas le reflet d'une personnalité ?
Notre tête, qui est une boîte – une boite crânienne – est le lieu de la pensée, de l'imagination et de la mémoire, elle est un espace mental. Le cerveau lui-même est étudié selon une approche spatiale : il a ses zones d'activités, ses aires d'associations, ses circuits de neurones, il a même son pont (le pont de Varole – qui porte le nom d'une personnalité). Notre corps lui-même est un espace avec ses circulations et ses réseaux. Nous sommes des espaces. Et avec de l'imagination, nous pouvons nous considérer comme tel : on peut regarder un visage comme on regarde un panorama, on peut parcourir de la main un corps comme on arpente un paysage. L'imbrication intime entre les espaces du corps, de la pensée et de l'environnement se traduit jusque dans nos mots : pour une opinion on parle de "point de vue", pour une idée force on parle de "position", on peut même "se perdre" dans ses pensées, on peut parler de la mémoire comme d'un "labyrinthe"... Et ce n'est pas tout, on est aussi capable de se projeter dans l'espace et d'imaginer notre corps dans un ailleurs. On approche même la représentation spatiale : c'est à dire que la chose devant nous n'est pas simplement la chose elle-même, elle est aussi autre chose qui la dépasse. C'est ce qui permet à un acteur de théâtre de monter sur une chaise pour montrer qu'il gravit une montagne, et la chaise devient aussi la montagne. Dans la vie quotidienne c'est ce qui me fait voir mon ancienne cour d'école comme le lieu de multiples souvenirs, alors que ce n'est qu'un espace clos recouvert de goudron.
Dans mon travail, je considère ces rapports à l'espace comme essentiels et fondamentaux. Ils sont des outils fabuleux pour dévoiler l'épaisseur et la complexité de l'ici. Il s'agit pour moi de révéler l'espace comme un système de rapports en fabriquant et en disposant des objets qui exposent le visiteur à sa propre relation. Pour moi, le monde réel ne se limite pas à sa matérialité, il est épais de ce qu'il évoque et provoque en chacun. Et je considère mon travail artistique comme une manière d'en explorer l'épaisseur.
travail
Mon travail tente d'établir le potentiel d'un milieu entre le corps et l'espace.
C'est pourquoi ma pratique se situe aux croisements de plusieurs champs mêlant dessin, installation, sculpture, vidéo et son.
Elle vise a révéler l'espace comme l'objet de rapports, une scénographie spécifique par laquelle c'est la relation elle-même qui s'expose.
Si mes espaces mettent en scène c'est d'abord parce qu'ils sont disjonctifs par rapport aux fonctions qu'on leurs suppose.
En d'autres termes, je veux fendre la fonction de l'espace réel en lui machinant son double pour une fonction que l'on ne voit pas.
La maquette pensée comme prolongement d'une architecture, autant que comme dispositif sculptural, serait à ce titre un exemple au cœur de mes recherches et de mes préoccupations actuelles.
Le problème restant de trouver les lieux de ces confrontations.
Parcours
Comment devient-on artiste ? Voilà bien une question à laquelle il faut d'abord répondre par une autre question : Y a-t-il seulement un "devenir" artiste ? L'objet n'est pas tant l'art que le fait de devenir quelque chose. Je dirais en préambule à une réponse possible qu'être artiste c'est créer une entreprise, nous avons un numéro SIRET délivré par le service des impôts et nous cotisons à une Sécurité Sociale dont la gestion est assurée par La Maison Des Artistes. Nous éditons des factures pour les ventes que nous effectuons auprès de clients qui achètent le droit de posséder nos œuvres chez eux. Et nous en tenons une comptabilité. Être artiste c'est d'abord avoir un statut fiscal et social, c'est à dire, très simplement, avoir cocher certaines cases dans un formulaire fourni par le service fiscal. Le paiement des impôts et charges sociales nous assure notre participation à la communauté dont nous faisons partie, et du même coup, notre "place" dans la société.
Pour moi, un artiste est une personne (déjà) qui produit des formes (d'où le terme arts plastiques) et pour ce faire il a besoin d'un extérieur, d'un environnement, d'un substrat, d'un entourage dont il nourrit sa pratique. Partant, son parcours (scolaire, universitaire ou autre) n'a que peu d'importance, au sens où ce n'est pas l'école qui fait l'artiste. Cela dit, aucune pratique artistique n'est innée, celle-ci doit émerger à un moment ou à un autre. Et les écoles sont parfois des lieux qui permettent cette émergence (ce pourrait être des rencontres, des lectures, ou que sais-je encore). C'est en tout cas le moyen que j'ai choisi.
La décision de "cocher certaines cases de formulaire" est assez récente : elle date de 2007. Il y a eu deux évènements qui m'ont amené à considérer ma pratique comme telle. Le premier eu lieu pendant l'été 2006, un très bon ami muséographe m'a demandé de faire une proposition plastique dans le cadre de l'exposition "Ingres-Collages" au musée des Beaux-Arts de Strasbourg sur laquelle il travaillait. J'avais à ma disposition un mur, des éléments de scénographies non utilisés et aucun budget. J'ai alors imaginé une sorte d'hommage à Ingres composé de cadres recouverts d'une toile translucide et de papier calque derrière lesquels étaient disposées des lumières. Le tout donnait une composition contrastée : à la fois très matérielle (le bois brut, le calque, le ruban adhésif...) et à la fois très éthérée (la lumière diffuse) qui déployait sur toute la surface du mur une épaisseur lumineuse. Le second est ce à quoi m'a amené la recherche de mon diplôme (DNSEP) aux arts décoratifs de Strasbourg. Étant dans l'atelier de scénographie, je me suis attaché à travailler à partir de pièces de théâtre. Ma volonté était de trouver l'essence du fait théâtral. J'ai alors fait plusieurs projets où à chaque fois j'enlevais un élément du théâtre : d'abord les acteurs puis la prononciation du texte puis le texte lui-même puis le dispositif théâtral puis même le spectateur. Il m'est resté un travail sur les rapports physiques entre espace et visiteur : j'ai réalisé un ensemble de 22 cubes qui sont comme autant de petits labyrinthes entortillés sur eux-mêmes à l'intérieur desquels on peut pénétrer en se faufilant. La lumière, elle, n'y pénètre qu'indirectement et l'on se retrouve petit à petit dans une sorte d'obscurité mouvante. Lorsque j'ai repris mes premiers travaux j'ai redécouvert une série de photographies que j'avais réalisée en 2001. Il s'agit de diptyques où, d'un côté, on me voit glisser une main dans des interstices lors d'un parcours dans la ville de Strasbourg, on s'aperçoit que je suis en train de prendre des photos à l'intérieur de ces trous et, de l'autre côté, on voit, en noir et blanc, le résultat de ces photos. Il s'agissait de traverser la ville avec ce à quoi on ne prête jamais attention, de la regarder comme un corps et de pouvoir la voir de l'intérieur comme retournée sur elle-même. J'ai conservé ces travaux comme une sorte de trace de l'émergence de ma pratique de l'espace.
con-texte
Imaginons un espace d'exposition assez vaste pour contenir quelques œuvres et quelques dizaines de visiteurs, de grandes baies vitrées laissent pénétrer une lumière diffuse dans la salle et les murs blancs, assez hauts, sont arrêtés par une charpente métallique. Des plateaux, disposés à intervalles plus ou moins réguliers, présentent des maquettes d'espace. Dans cet espace on peut considérer qu'il y a un positionnement d'objets entre lesquels s'opère un mouvement de visiteurs. Mais on peut aussi considérer que ce sont les visiteurs qui adoptent des positions, autant physiques (points de vue) qu'intellectuelles (opinions) – l'expression "point de vue" au figuré signifie "opinion", cela montre à quel point idée et espace sont reliés – face à des objets dont le sens, lui, ne cesse de se mouvoir en fonction des relations spécifiques qui s'instaurent avec tel ou tel spectateur. L'exercice d'imagination se complique un peu si l'on considère que ce qui se meut c'est le sens du lieu d'exposition lui-même parce que ce qu'on a positionné en lui le transforme (une usine désaffectée devient le lieu d'un vernissage). On peut compliquer encore un peu en considérant l'espace d'exposition comme une position et qu'à l'intérieur tout est en mouvement, comme un système planétaire en miniature : visiteurs et objets s'attirent et se repoussent mutuellement suivant un ensemble de forces extrêmement instable qu'il est impossible de saisir au moment même où il se produit.
Maintenant imaginons que devant nous s'étende un paysage vallonné, la ligne d'horizon est une courbe et l'étendue est couverte de prairies et de forêts, un vent léger fait onduler les herbes un peu hautes et fait frissonner les branchages des arbres. Le ciel est bleu de ce bleu si caractéristique au ciel. Seuls quelques nuages glissent lentement. Laissons notre regard voguer le long des chemins qui traversent ces collines, laissons le naviguer à la surface des prés. Après un certain temps d'observation, avec l'habitude, ce paysage devient une forme, presqu'un objet. Il s'étend face à nous, bien plus grand que nous : en observant la superficie de ses champs on imagine combien de temps il faut pour les travailler, en observant l'épaisseur de ses bois on imagine comment les traverser... la ligne d'horizon donne l'ampleur de la rotondité de la terre, ce bleu au dessus de nous est absolument inaccessible, les distances cosmiques sont incompréhensibles comparées à notre taille de quelques dizaines de centimètre. Et pourtant, aussi petits que nous sommes et devant aussi grand que l'immensité de la Terre elle-même, comme il nous est facile de voyager par la pensée à travers ce paysage (lui-même déjà imaginaire), comme il nous est facile de nous imaginer plus grand encore que lui en train de le caresser de la main, de le faire pivoter devant nous par la pensée. Comme il nous est facile de nous projeter à travers et dans l'espace.
Imaginer un paysage c'est d'abord imaginer une ligne d'horizon. Une telle ligne est le fruit de la rencontre entre notre axe de regard et la rotondité de la Terre : c'est donc une ligne déterminée par notre point de vue et elle constitue la limite de notre monde visible. Pour donner un ordre d'idée : pour une personne de taille moyenne cette limite se situe à environ 4,7 km, soit 1 heure de marche. Imaginons que nous marchions dans un paysage désertique, rien, aucun objet, aucune aspérité n'entrave la projection de notre regard – et donc de notre imagination – jusqu'à l'horizon. Ici, au milieu de nulle part, arrêtons nous afin de nous laisser porter par quelques considérations. Une des réflexions intéressante concerne la platitude de l'espace. À notre échelle, nous semblons évoluer en terrains plats, nos représentations de l'espace (plans, cartes) sont des étendues plates mais cette platitude est fausse : en tout point du globe nous sommes sur une surface sphérique où même une ligne droite tracée au sol épouse la rondeur de la terre et s'en trouve donc courbe. Il en va de même pour toute surface plane qui s'en trouve nécessairement légèrement courbe. Ainsi tous les objets (voitures, maisons, tables, feuille de papier...), en exagérant un peu, sont courbes, légèrement, et embrassent la sphère terrestre. Nous mêmes nous sommes courbes. Une autre réflexion est un exercice mental assez amusant. Imaginons que nous sommes debout dans notre désert, la ligne d'horizon s'étend donc à 4,7 km tout autour de nous. Maintenant par la pensée et sans changer d'endroit, en imagination, marchons vers une quelconque direction sur une distance de 4,7 km. Petit à petit nous nous voyons de dos nous, notre alter ego imaginaire, approchant de plus en plus de l'horizon. Pendant ce temps, notre alter ego imaginaire marchant vers l'horizon, lui, voit sa propre ligne horizon s'éloigner avec lui, toujours à 4,7 km autour de lui. Après environ une heure de marche retournons nous, et à l'horizon (avec une très bonne vue) nous nous voyons nous-même, là-bas, en train de nous imaginer debout sur la ligne d'horizon, là exactement où nous nous trouvons pour notre alter ego, qui n'est autre que nous-mêmes.
descriptif du cadre du projet "art et espace au collège 2009-2010"
Depuis un certain temps j'ai en tête de réaliser le traçage au sol d'un planisphère. Ce projet nécessite une grande surface et un public pour la parcourir et interagir avec elle, il soulève aussi des difficultés techniques. En un mot, le problème est bien de trouver le lieu de confrontation entre une ligne, un espace et un public.
C'est pourquoi Art et Espace au collège propose un contexte très enrichissant pour moi. L'espace des cours de collège et la présence des élèves – que je souhaite active et participative – sont autant d'éléments qui donnent une autre valeur, plus subtile et complexe, à ce projet. Ce planisphère représente véritablement un "fond de carte" – comme on dit en géographie – c'est à dire une carte vierge qu'il s'agit de remplir, réinterpréter, réinventer, reconsidérer, selon des critères et des modalités qui restent à définir.
D'un point de vue technique le projet consiste en la réalisation d'une ligne qui représente un planisphère de Fuller à l'échelle de la cour de chacun des collèges. Cette ligne sera tracée avec de la peinture blanche (ou bleue) biodégradable qui s'efface après quelques mois. Le blanc (ou bleu) pour ce qu'il appartient à l'ordre de l'idée et du possible comme le blanc de l'écran (ou le bleu du ciel).
Le planisphère de Fuller, ou projection Fuller est une représentation de l'espace terrestre dessinée par l'architecte, designer, inventeur et écrivain américain Richard Buckminster Fuller (1895 – 1983) en 1954. Il a "projeté" l'image sphérique de la Terre sur la surface d'un icosaèdre (figure en trois dimensions composée de 20 triangles équilatéraux). En dépliant cette forme on obtient un plan des terres émergées comme s'il s'agissait d'une seule grande île et presque sans déformation des continents.
« Ce planisphère rassemble tous les continents dans un ensemble sans discontinuité comme les astronautes peuvent voir la Terre de leur vaisseaux spatiaux. Il aide les hommes à prendre conscience que la planète est un système interdépendant » Richard Buckminster Fuller (in http://derrierelescartes.over-blog.com/article-13967829.html).


La justesse des proportions est l'ingrédient qui permet de se mesurer au monde en prenant en compte l'échelle des visiteurs. C'est l'endroit de rencontre entre l'échelle mondiale et l'échelle individuelle (sachant que l'unité de mesure (le mètre) est une section de la longueur de l'équateur (1 / 40 000 000)).
La ligne tracée au sol n'est pas juste de la peinture, elle est un signe graphique, elle constitue comme un alphabet. Elle signifie une frontière : celle du changement d'état entre le liquide et le solide, la mer et la terre, le praticable et l'impraticable. Cette frontière est aussi celle entre la matérialité et la représentation, c'est une image mentale qui me rappelle les géoglyphes (littéralement les "lettres de la Terre") de Nazca. L'espace se structure en fonction de cette ligne, des interactions peuvent naître avec cette ligne, simplement parce qu'elle existe et qu'on la voit. En d'autres termes, elle existe au delà de sa propre matérialité.
Voir le monde en petit, ou se voir en grand ? Construire un monde par rapport à soi ou être construit par rapport au monde ? Suivre une ligne ou être suivi par elle ? Imaginer un nouveau monde ou s'imaginer à nouveau dans le monde ? Autant de questions qui soulèvent l'étrangeté de nos rapports à l'espace qui relève d'une sorte de contemplation (qui est une réflexion) de notre position.
Il s'agit pour moi de proposer une forme dans un contexte particulier et d'y voir se construire de nouveaux liens. Je considère cette ligne comme un point de départ à partir duquel l'œuvre effective reste à inventer.