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Voici comment cela a commencé :


Au début, je me suis attaché à construire des espaces scéniques à partir de pièces de théâtre. L'idée était de créer une forme théâtrale qui n'utilise ni acteur, ni texte et qui soit en dehors de toute narration... J'ai approfondi cette idée pendant mon année de diplôme (2006) à l'atelier de scénographie de l'école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Il s'agissait de créer un espace dans lequel il pourrait donc, théâtralement, ne rien se passer. Une sorte de "paysage que le hasard insuffle" (Paul Auster, Espaces Blancs) : un paysage, par exemple, produit par le hasard de la chute de feuilles blanches sur le sol. Il en résulta une impression étrange marquée par une sorte de latence théâtrale : le spectateur était devenu un visiteur, le geste d'acteur s'était transformé en faufilement d'un corps et toute l'histoire du regard se résumait alors à la dilatation de la pupille d'un œil dans l'obscurité d'une chambre noire. Ceci m'a valu l'obtention de mon DNSEP avec les félicitations du jury. Mais j'ignorais encore qu'un an plus tard j'allais définitivement quitter le monde du théâtre.

De ce qui, pour moi, fait le théâtre j’ai gardé la volonté de dire le monde, et surtout, surtout l'intérêt pour celui qui regarde, qui pense par son regard et qui produit lui-même la chose qu'il regarde par sa pensée.


Maintenant il s'agit pour moi de créer des formes ludiques (maquettes/mini-sculptures), sortes d’architectures d’espaces poétiques et contemplatifs : des étendues qui laissent une grande place au visiteur et à son imaginaire. C'est, en ce qui me concerne, comme montrer au visiteur une serrure dont la propre forme laisse entendre qu'il en est la clef, et s'il pense l'ouvrir, il ne fait que s'ouvrir lui-même.

C'est tout le sens des cinq maquettes intitulées "Par delà l'horizon" que j’ai présenté à la Kunsthalle de Bâle pendant tout le mois de décembre 2008 dans le cadre de l'exposition Regionale9. Imaginez alors ma satisfaction lorsque j'observe, le jour du vernissage, un monsieur, arrêté, face à l'alignement de mes cinq "horizons", les mains dans les poches, regardant avec attention une des figurines accrochées au mur dont les traces de pas, avec la perspective, forment une ligne d'horizon [cf. dossier artistique]. Il ne s'en était pas réellement aperçu, la dame qui l’accompagnait lui a dit dans la langue de Goethe, qui est la langue des romantiques : "tu t'es vu : tu es dans la même position que le personnage". Il était effectivement comme face à son propre paysage.


Désormais, tout mon travail consiste à développer ma production dans ce sens. Depuis quelques mois, je fabrique une série de onze maquettes [cf. dossier artistique] intitulée "Au cœur du paysage" et qui formeront une installation. Cette fois je m'intéresse plus particulièrement à l'espace entre les maquettes : à la déambulation du visiteur à l'intérieur d'un ensemble d'objets, que lui-même soit au cœur de ce qu'il regarde, et que cet espace de déambulation devienne l'image de son espace intérieur. C’est ce que m’est arrivé face au Phare des Casquets montré pendant Les Traces du Sacré au centre Pompidou : d’un coup, en regardant le simple dessin de Victor Hugo, j’étais devenu, dans cette exposition, comme un bateau voguant, attiré par la lueur d’un phare assombrit par la tempête, et s’échouant d’œuvres en œuvres qui sont autant d’écueils et autant de naufrages.

Dans la même ligne de création, je prépare une nouvelle série de maquettes intitulée "Au pied du mur". On y verra une figurine évoluant étrangement sur des formes abstraites. Les quatre éléments disposés sur quatre murs différents seront comme une invitation de plus à traverser l’espace d’exposition et l’accrochage un peu bas invitera le visiteur à se pencher (au propre comme au figuré) sur l’épineuse énigme de l’existence d’une dimension supplémentaire. Ce qui m’intéresse c’est l’analogie de position entre le visiteur et la figurine, chacun se penche ou chacun lève la tête, on est comme face à un miroir qui renvoie l’image "hétérotopique" de son propre dos. La rencontre dans une salle entre un mur et un sol forme une ligne comparable à une ligne d’horizon, sauf que dans ce cas il suffit de tendre l’index pour pouvoir toucher ce qui d’ordinaire reste indubitablement inaccessible et rendre ainsi la chose banale où s’accumule poussières et toiles d’araignée en lieu extraordinaire où l’imaginaire, enfin, se donne lui-même à penser.



Joseph Téron